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C'est quoi ce travail? de Luc Joulé et Sébastien Jousse - 2015

C'est quoi ce travail? de Luc Joulé et Sébastien Jousse - 2015

Entre 2012 et 2014, le compositeur Nicolas Frize est en résidence artistique à l'usine PSA-Peugeot de Saint-Ouen en Seine-Saint-Denis. Le chasseur de son se met à épier chaque onomatopée d'automate pour tirer toute la musicalité de ces bruits quotidiens devenus à peine audibles pour les salariés.

Après le chant des robots, c'est au tour des mains gantées de faire leur grande apparition. Elles travaillent toutes seules quand l'esprit est ailleurs ou elles caressent la ferraille pour relancer une machine en panne. Alors c'est ici que la caméra de Sébastien Jousse et Luc Joulé vient poser son regard empli de curiosité sur les parcours intimes de ces hommes et de ces femmes sans visage, en tenue de travail et qu'on aime appeler "classe ouvrière". En temps normal et même au temps d'un président normal l'usine avale ses employés à chaque prise de poste, les nourrit en début de mois, les mâche le reste de l'année puis les recrache à chaque plan social. Mais qu'en est-il des sensations et des sentiments des invisibles du CAC 40? Certes, on ne leur demande pas de savoir être mais du savoir-faire pour faire exploser le taux de croissance annuel.

Malgré tout, les cinéastes font le pari de trouver du beau et de la poésie dans les trajets particuliers de ces travailleurs manuels. Dans un décalage efficace entre l'image des corps au travail et le son des témoignages, le documentaire redécoupe le corps public et le corps intime de ceux qui ne sont qu'un maillon du travail à la chaîne, parmi les robots et les logiciels.

Deux rapports antagoniques au travail sont au cœur de ce documentaire pour le moins déroutant. Le processus créatif individuel rencontre le dur labeur collectif. L'immatériel touche du doigt le technique. L'artiste s'aventure dans la ferraille automobile. Tout cela pour qu'un projet sonore investisse ce que des "oeuvriers" n'arrivent pas à dire. En plus, ils ont du travail jusqu'à la bouche. Entre le vocabulaire tout spécifique et les gens "cassés qu'il faut réparer", chaque phrase revient à l'usine et au travail comme "ciment" de l'être humain. Que ce soit l'empereur, sa femme ou le petit prince, chacun de nous se résume à son travail. Comme une reconnaissance de sa personne, la sueur rémunérée agit en lien social par excellence. Privé de soleil et du regard de la direction, ce documentaire en huis-clos donne à voir la partition des voix plurielles d'une usine. L'harmonie peut-elle émaner des dissonances? L'un chérit son travail, l'autre a fait une crise de nerf sur son poste. Et Nicolas Frize, l'étranger en terre inconnue, se demande comment valoriser la résistance, l'existence, la présence des gens dans sa musique. Dans ces paysages sonores, le compositeur s'approprie des bouts de métal mis au rebut. Il se met à jouer sur cet objet défectueux qui a étrangement une forme de colonne vertébrale. Le fer porterait-il ces employés?

C'est finalement dans sa phase paroxysmique que le soufflé retombe, lorsque les deux mondes se rencontrent aux yeux de tous. L'usine qui ouvre ses portes au public pour la représentation de Nicolas Frize apparaît comme le dernier lieu d'art vivant à la mode. Les machines sont des "installations" et les ouvriers des artistes en pleine performance comme auscultés par des inconnus intransigeants, fins connaisseurs du marché de l'art. Gênés, nos pauvres bougres doivent apparaître sûrs d'eux, chargés par le compositeur de lire avec conviction les mots d'un autre. Pas de dialogue, pas d'échange, pas de mot et surtout pas de musicalité pour ce spectacle à deux voix (la chorale professionnelle et les employés de Peugeot). Cette fin impersonnelle et sans âme met mal à l'aise. Elle est vécue comme une ultime violence symbolique malgré ce geste d'amour du compositeur pour ceux avec qui il a travaillé pendant deux ans. Le public est circonspect, poli, frigorifié. Dommage! Mais Josse a su capter les derniers regards des salariés de Peugeot, leur crainte, le sentiment de ne plus appartenir à ce lieu mais de devoir faire bonne figure devant un public impassible.

Pour autant, le temps d'un film, l'abeille ouvrière a le droit de dédaigner Marx et sa "conscience de classe" pour dire son amour pour les plantes vertes, dire son émotion face au naturalisme de Pialat et défendre l'esprit d'entraide qui règne dans l'usine la nuit. Parce que c'est bien la nuit que les plantes poussent, qu'elles grattent la terre pour sortir et enfin fleurir. A l'image d'un Miguel Gomes et de ses 1001 Nuits, le cinéma le plus enragé est encore celui qui, sans fatalisme, ose parler à la première personne des singuliers.

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