Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan - Palme d'Or 2014

Après "Il était une fois en Anatolie", Nuri Bilge Ceylan délaisse le thriller philosophique pour passer les nobles sentiments au détecteur de vilains mensonges. A l'approche d'un hiver comme seules les montagnes Anatoliennes en connaissent, ce sont tous les simulacres de l'homme en représentation perpétuelle qui fondent comme neige au soleil. Aydin est une ancienne gloire des planches. Il a quand même sa photo avec Omar Sharif! L'acteur à la retraite continue à jouer la comédie dans son hôtel pour touristes. Pour Nuri Bilge Ceylan, le constat est simple : l'intellectuel amateur n'est qu'un fanfaron professionnel qui ne se nourrit que de reconnaissance et de tisanes à la camomille. Doté d'un charisme indéniable et d'une assurance désarmante, il écrit ça et là des articles dans "La voix des Steppes". A l'image de ce blog, il publie sûrement plus qu'il n'a de lecteurs. Sa soeur, fraîchement divorcée, est le miroir déformant de ce Narcisse au talon d'Achille. Vivant dans la demeure familiale depuis sa séparation, Necla ne peut s'empêcher de déverser son venin et toute sa rancoeur sur les choix éditoriaux de son frère. Critique acerbe, elle n'en garde pas moins les mêmes stigmates que cet auteur qu'elle méprise. Submergés par le rien du tout, ils s'inventent un passé de dur labeur et un présent d'anticonformistes. Mais la seule chose tangible reste bien l'héritage du père, l'argent qui ne manque jamais et des élans de générosité qui servent davantage à se donner bonne conscience qu'à mettre en péril son confort pour plus d'égalité.

Ceylan réveille l'impossible équation de la promesse et du réel. De ce fossé naît tantôt le dédain tantôt un dégoût viscéral. Quand un client fait remarquer à Aydin que le site internet propose d'impétueuses balades à cheval, il se voit contraint d'en posséder un par tous les moyens. Ce souci de faire revivre le prétendu dans le vrai, résonne avidement dans la relation sans éclat qui lie Aydin à sa femme Nihal. Ce n'est pas pour rien que nos personnages respirent l'air confiné de l'hôtel Othello. Tchekhov a fait son nid dans le cinéma de Ceylan mais Shakespeare sort le glaive dans cette orgie de violence verbale dont personne ne sortira indemne. La jalousie de notre Othello des steppes anatoliennes grandit à mesure que sa jeune épouse se montre frondeuse et indépendante. "Nos chemins se sont séparés sous un même toit". Winter Sleep n'est que ce questionnement cruel sur l'impossible rencontre entre deux individus. A la manière d'un Antonioni, ce n'est que dans le déchirement que les masques tombent. D'ailleurs, la bavarde cohabitation entre trois orgueilleux impénétrables n'est tournée qu'en champ/contre-champ. Au détour de joutes acides, chacun garde jalousement son plan serré comme pour marquer son territoire. Leur royaume est minuscule mais au moins ils en sont le roi. Chaque duel dure en moyenne trente minutes. C'est le temps qu'il faut à chacun pour exorciser toute la perfidie de l'autre, toutes les blessures secrètes des frères et des amants d'hier qui sont devenus les geôliers d'aujourd'hui.

Enfin, ce film est aussi un poing levé contre l'honneur perdu des classes populaires. En fable sociale, le cinéaste turc fait de Winter Sleep l'aggionarmento d'un pays en pleine crise identitaire. Le propriétaire s'émeut de la misère du monde au coin du feu quand son locataire se débat vainement contre les petites humiliations du quotidien. Pour quelques loyers impayés et les meubles confisqués, c'est un fils qui tente de racheter la dignité bafouée et c'est un père qui laisse partir en fumée ce qui lui restait d'orgueil. Enfin! La boue des classes laborieuses vient profaner l'autosatisfaction immaculée de cet homme qui règne sur les femmes comme sur ses terres. Chacun des personnages est ce cheval sauvage soumis au servage. Peut-être Aydin rendra-t-il sa liberté à l'un d'entre eux. D'ailleurs, les personnages eux-mêmes se demandent s'il ne faut pas laisser faire le mal pour l'éradiquer, laisser au salaud la chance d'éprouver du remord.

En cinq affrontements Nuri Bilge Ceylan prépare la trêve hivernale. Au dénouement, la haine silencieuse peut enfin reprendre ses droits. "Winter Sleep" est l'oeuvre d'un poète indigné qui malgré une photographie enivrante et une rhétorique séduisante, ne bouleverse pas. Ceylan a certes reçu une Palme d'Or pour ces coeurs qui hibernent et ces paysages qui nous défient par leur immensité. Mais chacun sait que l'irascible Mummy et le fougueux Xavier Dolan ont raflé le prix sous nos yeux ébahis.